R. BARBAROU
ENTRE LES LIGNES (extraits) et autres poèmes
PRINCESSE DE L’OMBRE
Te souviens-tu de moi,
O Princesse de l’ombre,
Toi dont le souvenir
Règne sur tous mes rêves ?
Te souviens-tu de moi,
O Reine de mes nuits,
Persécutrice ardente
Qui me poursuit sans trêve ?
Te souviens-tu de moi,
Qui n’étais que ton ombre,
Ombre parmi les ombres
De tes nombreux amants ?
Se pourrait-il encore,
Au fond de ta mémoire,
Que subsiste un remords,
Un souvenir charmant
Que n’ont pu effacer
Toutes tes aventures ?
Aventures nombreuses,
Nombreuses mais si brèves !
Pourquoi me harceler
Dans l’ombre de la nuit ?
Pourquoi t’évanouir
Lorsque la nuit s’achève ?
(Poème mis en musique par Jacques Valade)
QUE N’AI-JE POINT ÉCRIT…
Que n’ai-je point écrit sur de somptueux voyages,
Que n’ai-je point écrit sur les grands horizons.
Je n’ai jamais quitté ma petite maison,
Jamais quitté des yeux mon cher petit village.
Que n’ai-je point écrit sur les chevaux sauvages,
Sur les hordes d’Indiens, les troupeaux de bisons.
Je n’ai vu gambader, par-dessus les buissons,
Que Pat, mon vieux bâtard, en quête de plumage.
Que n’ai-je point écrit sur l’océan immense,
Sur les grands bateaux blancs que les vagues balancent,
Moi qui n’ai jamais vu de la mer que photos.
Que n’ai-je point écrit sur l’amour d’une blonde ;
La nature ne m’a jamais fait de cadeau :
Si je parle d’amour, je fais rire le monde.
(Sonnet mis en musique par Jacques Valade)
CONFESSION
S’il est vrai, à ce qu’on raconte,
Le jour du dernier jugement,
Que nous devrons rendre des comptes
Et déposer notre bilan,
Il faudra que je me prépare
À rencontrer le grand jury
Qui trouverait plutôt bizarre
Si je dis m’être bien conduit.
Si je n’ai rien à déclarer,
Personne ne voudra me croire.
Si j’en dis trop ou pas assez,
Je risque d’avoir des déboires.
Alors voilà ! J’ai fait le point
Et je dirai pour ma défense :
Je n’ai jamais été méchant.
Pardon pour toutes mes offenses
À ceux que j’aurais pu blesser,
Avec des mots que je regrette,
Qui ont dépassé ma pensée,
Que j’ai jetés aux oubliettes.
Deux fois pardon à ceux que j’ai
Frôlés avec ma bicyclette,
À tous ceux que j’ai fait tousser,
Souvent, avec mes cigarettes,
À tous ceux que j’ai réveillés
En jouant de la clarinette.
Et l’on pourrait continuer
Longtemps ainsi, jusqu’à perpète.
Mais il ne me vient plus d’idée.
Plus rien ne me revient en tête,
J’ai peut-être un peu oublié,
Ma mémoire n’est plus parfaite.
Ah si ! Pardon à Maïté
Que j’ai plaquée pour Marinette.
Il faut aussi que je pardonne
À tous ceux qui m’ont offensé :
Celui qui jouait du trombone
Le soir, quand j’attendais Morphée.
Je pardonne aussi à Yvonne
D’être partie avec Robert.
Bébert, je l’avais à la bonne,
Tant pis pour lui s’il a souffert.
Enfin, je vais bien vérifier
Si la liste est vraiment complète.
Je ne suis pas vraiment pressé,
Laissez-moi faire un peu la fête.
Avant d’appeler le curé,
Laissez-moi revoir Marinette.
Avant d’appeler le curé,
Laissez-moi revoir Maïté.
FRISSONS
J’aime me promener le soir, au cimetière,
Quand le silence est grand, à l’heure où il fait gris .
Tout au long des allées, je marche solitaire,
Rencontrant çà et là quelques chats rabougris.
Ici l’égalité, comme chez les vivants,
N’est pas visiblement la qualité première.
Les bons et les méchants voisinent très souvent
En ordre dispersé, de façon singulière.
Ceux qui ont tout donné du temps de leur vivant,
Qu’on a abandonnés sous quatre pieds de terre,
Et les plus grands voleurs dans un caveau tout blanc,
Protégés par un Christ sur une croix de pierre.
Ici, un grand tombeau de dorure et de marbre
Dont les noms sont gravés en majuscules d’or,
Colonnades ornées qui dominent les arbres
Et des dômes pointus comme un temple d’Angkor.
Et puis, tout près de là, cachée dans les broussailles,
Une vieille croix noire a pourri dans la vase.
La bordure de fer qui n’est plus que ferraille
Est tombée sur le sol, cassant le dernier vase.
Cependant une chose est ici unanime :
Ce silence profond qui ferait presque peur
Et qui, s’il est rompu par un rien qui s’anime,
Vous donne le frisson et vous pince le cœur.
Après avoir laissé sur la tombe des Miens
Quelques modestes fleurs, une brève prière,
Je m’en vais à pas lents, par le petit chemin
Qui sépare l’ancien du nouveau cimetière.
Et là-bas, tout au bout, je m’arrête souvent
Devant un mausolée de granit et de marbre.
Sur un socle, de bout, un grand squelette blanc
Interpelle les gens par son regard macabre.
De son doigt décharné, il désigne une plaque
Sur laquelle on peut lire en des termes précis
L’atroce vérité qu’on prend comme une claque
Et qui met les plus grands au niveau des petits :
« Passants ! Pourquoi détournez-vous la tête ?
Pourquoi froncez-vous les sourcils ?
Car j’ai été ce que vous êtes
Et vous serez ce que je suis !... »
RÉVOLTE
Elle aurait eu vingt ans cette année, notre Claire,
Mais voilà quatorze ans qu’elle est au cimetière.
Si je rencontre Dieu, il faudra qu’il me dise
Pourquoi l’avoir donnée et aussitôt reprise ?
Depuis, je cherche en vain la logique des cieux,
Qui voudrait qu’un enfant voie partir ses aïeux
Et non pas un vieillard conduire au cimetière
L’enfant de son enfant, qu’on vient de mettre en bière.
On critique souvent la justice des hommes,
Mais qu’el modèle ont-ils pour en faire une bonne ?
C’est à se demander qui fait les lois là-haut.
La terre est bien trop basse et le ciel bien trop haut.
Pourquoi tant de douleurs, de larmes et de misères ?
Jamais un seul écho à toutes nos prières !
C’est à se demander ce qu’il y a là-haut,
Car la terre est bien basse et le ciel bien trop haut…
COULEURS FEMMES
Quand j’ai su quel était, pour ce nouveau printemps,
Le sujet proposé pour en faire un poème,
J’ai beaucoup hésité, j’ai réfléchi longtemps ;
Et puis je me suis dit : essaie quand même.
Et aussitôt me vint le souvenir de Blanche,
Originaire du Gabon,
Mignonne avec ses yeux pervenche,
Sa peau bronzée, son air fripon.
Celle qui cultivait son beau jardin
Avec beaucoup de goût, disaient ses voisins,
Elle s’appelait Berthe
Et chacun s’accordait à dire
Qu’elle avait la main verte.
La patronne du cabaret
Qui s’appelait Maryse,
On disait qu’elle buvait,
Qu’elle était souvent grise.
Souvenez-vous de Bergère,
Celle qui gardait ses moutons,
Elle était battue par son père
Qui lui flanquait de beaux marrons !
Quand je l’ai rencontrée, un soir,
Elle avait bel et bien
Un œil au beurre noir.
Elle a rougi quand elle m’a vu.
Et puis souvenez-vous de Rose,
La fille à du Périer
Qui a vécu seulement ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin.
Mais ne nous égarons pas sur des histoires tristes
Ou celles qui font rire mais plutôt jaune.
Il existe des cas beaucoup plus optimistes
Et de loin plus sérieux, même plus glorieux :
Quand je vois Jeanne sur son cheval perchée,
Tenant son drapeau blanc orné de fleurs de lys
Et Marianne, par-dessus les barricades,
Arborant du bleu, du blanc et du rouge,
Je pense alors que toutes,
Pour notre plaisir et notre bonheur,
Nous en auront fait voir
De toutes les couleurs.
LE MALHEUR DES UNS… (fable)
Par un jour de grand vent, une rose fanée
S’échappa du rosier dont elle ornait la tige
Et, n’étant plus maîtresse de sa destinée,
Elle se laisse aller au gré de ses voltiges.
Puis, lors d’une accalmie, elle revint sur terre
Et chuta lourdement sur une pâquerette.
Ah, non, je vous en prie ! Mais que venez-vous faire ?
S’insurge avec raison la petite fleurette.
Pourquoi m’avoir choisie pour freiner votre chute ?
Vous l’avez fait exprès ou bien vous êtes folle !
Me bousculer ainsi comme une grande brute !
Voyez dans quel état vous mettez ma corolle ;
- Arrête de crier car tu t’en remettras,
Dit la Reine des fleurs en faisant la grimace,
Et ne te plains pas trop. Qui te regrettera ?
Peut-être un escargot ou bien quelque limace.
Cette situation durera quelque temps,
Jusqu’au jour où le vent remportera la rose
Et puis l’éloignera définitivement.
La pâquerette alors respire et se repose.
Un beau jour deux enfants sont venus dans le pré.
L’un d’eux eut une idée en pensant à leur mère :
Si nous cueillions des fleurs pour en faire un bouquet,
Je crois bien que demain c’est son anniversaire.
- Mais tu n’y penses pas, lui répond son grand frère,
Qu’espères-tu trouver dans ce champ de malheur ?
Peut-être un pissenlit ou une primevère,
Quelques fleurs sans parfum et de triste couleur.
Poursuivant ses recherches, le jeune garçon
Continue son chemin et puis soudain s’arrête,
Immobile, en arrêt, comme en admiration,
Devinez devant quoi… ? Devant la pâquerette !
Celle dont on parlait au début de l’histoire.
Elle avait embelli et de son aventure
Elle sortait grandie, savourant sa victoire
Et exhibant son front fier et de belle allure.
Le garçon, à genoux, la cueille avec douceur.
Il la porte à son nez et appelle son frère :
-Que ne disais-tu pas de ce champ de malheur ?
Viens sentir cette fleur, c’est extraordinaire !
Un miracle en cadeau pour un anniversaire.
Qui aurait pu penser voir une telle chose ?
Qu’aurions-nous pu trouver de mieux pour notre mère ?
Incroyable mais vrai… la fleur sentait la rose !
En courant les enfants rentrent à la maison,
Emportant avec eux la précieuse trouvaille
Que leur mère reçut avec admiration ;
Elle cherche aussitôt un écrin à sa taille.
Sitôt dit sitôt fait, elle entra au salon :
Dans un vase uniflore en cristal de Bohême,
On lui trouva enfin sous des acclamations
La place réservée à tout ce que l’on aime.
Une fleur sans parfum et de triste couleur
Peut, avec le hasard, faire changer les choses,
Offrir un grand plaisir et même du bonheur,
Répandant alentour un doux parfum de rose.